« MERDRE ! » ou l’avant-garde transgressive d’Alfred Jarry
par Anaëlle Guillermont-Canale
Ce qu’un roi despotique alimente comme possibilités : UBU roi, c’est à la fois ce grotesque tyran et ce charretier du XIX siècle, dont le célèbre « Merdre ! » aura choqué une assemblée de bien-pensants huant une pièce avant-gardiste. C’est aussi le récit absurde, politique et poétique d’un dramaturge dessinateur qui est une référence pour des générations d’artistes plasticiens d’hier à aujourd’hui (de Marcel Duchamp à Eduardo Kac, tous deux grands Satrapes de pataphysique1).
C’est le cheminement conceptuel, l’iconoclasme emprunté au dialogue Jarryesque qui conduit notamment les artistes plasticiens à utiliser la figure de Père Ubu comme manifeste politique. L’artiste Saâdane Afif, dont le travail se tisse par le biais de collaborations et de traductions, s’en est notamment servi. Dans une de ses expositions2 faisant suite à la 6ème biennale de Moscou qui posait la question : « Comment se rassembler ? » il répondra « Play Opposite ». Son geste d’imprimer des passages d’Ubu Roi traduits en russe (король Ubu) sur des tracts A5 vert fluo, les destinera à être distribués dans l’espace public. Dans le lieu d’exposition du centre d’art, présentant ces tracts en post-performance, le white cube modifiait considérablement le rapport à l’oeuvre. L’artiste déclarera même : « L’espace d’exposition est plus anecdotique ; ce qui est intéressant c’est plutôt la forme distribuée dans la ville. La forme est celle de la propagande politique ou celle de la propagande publicitaire à vocation mercantile, alors que ce qui est distribué est un texte qui critique les autoritarismes et les abus de pouvoir ».
La figure d’abus de pouvoir et de despotisme d’Ubu Roi est en chute dans l’oeuvre de Luigi Serafini. Dans une exposition3 qui proposait une immersion dans son oeuvre majeure, Le Codex Serafinianus, l’artiste ouvre et ferme l’espace avec son King Botto. Ces petites sculptures d’Ubu le représentent à l’opposé de sa nature. Père Ubu, figure de dictateur saugrenu, a pour trait caractéristique la spirale. Elle représente le symbole moral, la dilatation du personnage, son orgueil et sa tendance aux formules vides. Serafini, lui aussi grand Satrape de Pataphysique à la pratique polymorphe, représente Ubu comme un petit personnage circulaire aux allures enfantines dont la couronne… tombe. Le roi despotique devient, dans la farce Serafinienne, un personnage qui invite au second degré et à la légèreté, caractéristiques présentes dans toute l’oeuvre de l’artiste.
Enfin, la démarche d’imaginer Alfred Jarry en commissaire d’exposition à titre posthume a été un projet curatorial mené par Keren Detton et Julie Pellegrin. Les curatrices ont considéré que la pratique radicale et absurde de l'auteur reste fascinante tant elle dépasse les frontières de l’imaginaire, flirtant parfois avec l’ésotérisme. Ces expositions, en plusieurs actes, auront rassemblé des plasticiens aux pratiques pluridisciplinaires dans un univers protéiforme, dans une « quête spéculative de la résurgence de motifs jarryesques ».4
C’est avec cette palette de possibles qu’Ubu se meut en Cabaret, magnifié par ce besoin criant de poésie aux talents multiples. En somme, s’il ne restait qu’un mot à retenir de l’héritage de l’oeuvre du pataphysicien, ce serait certainement celui-ci : Liberté.e.x
1 La pataphysique, créée par Alfred Jarry est la science des solutions imaginaires. Un collège de pataphysique existe aujourd’hui, et regroupe de nombreuses personnalités constituant ses membres.
2 Saâdane Afif, « Là-bas », La Panacée, Montpellier, 14 octobre 2017- 14 janvier 2018
3 Than Hussein Clark, Luigi Serafini, « Reverse Universe », Centre Régional d’art contemporain d’Occitanie, Sète, 05 septembre 2020 - 05 septembre 2021
4 Mot des commissaires Keren Detton et Julie Pellegrin pour l’exposition « La valise des pantins – Acte II », Ferme du Buisson, Noisiel, 18 octobre 2015 - 14 février 2016