Les Halles de Schaerbeek
— Brussel —

Splash timer

La partition sur laquelle s'écrit la réalité.

par Maëlle Dequiedt

 

Un groupe de musiciens amateurs traverse le Nord à bord d’un Renault Trafic pour donner un concert à Ostende mais tombe en panne sur une aire d’autoroute. Tel est le scénario de I Wish I Was, le spectacle que j’ai créé avec ma compagnie La Phenomena. Théâtre/Public m’a demandé de raconter la genèse de cette création collective en improvisant librement à partir d’une phrase de l’écrivain Henry Miller: «Le chaos, c’est la partition sur laquelle s’écrit la réalité.»

Début des années 1990. J’habite un hameau de soixante-trois habitants dans le département de la Nièvre. Je passe le plus clair de mon temps dans la chambre de mes frères. Au mur à côté du Velux un drapeau anglais barré GOD SAVE THE QUEEN et l’épingle à nourrice qui perce le nez de la reine. Sur la poubelle en plastique KISS VAN HALEN QUEEN BLACK SABBATH PIXIES au marqueur noir.

1995. Sur la couverture d’un magazine, un instrument que je n’ai jamais vu en vrai. Mes parents acceptent de louer l’instrument et de me conduire deux fois par semaine à 20 kilomètres pour prendre des cours au conservatoire municipal de Nevers. Pendant neuf ans, je traîne mon instrument au conservatoire. Le conservatoire le soir après les cours. Le conservatoire le mercredi après-midi. Le conservatoire le samedi. Les auditions. Les enfants bien peignés. La distinction. Au collège, au lycée, je ne communique pas sur le sujet. Le violoncelle, c’est beau mais ça fait bourgeois. Un jour, un professeur me demande ce que je veux faire plus tard. Je ne sais pas pourquoi, je réponds cheffe d’orchestre. Plus tard, je suis admise en option musique dans un lycée parisien. Le jour des inscriptions, je change d’avis pour faire du théâtre. L’année suivante, j’ai su que la professeure de musique parlait de moi à ses élèves comme de «cette sale traîtresse de violoncelliste».

23 novembre 2016. Concert des PIXIES au Zénith à Paris. BLACK FRANCIS JOEY SANTIAGO PAZ LENCHANTIN en ombres chinoises WHERE IS MY MIND. Rage. Mélancolie. La foule qui vibre. Est-ce que c’est possible de recréer au théâtre ne serait-ce qu’une seconde de cette sensation? Et si ce n’est pas possible, est-ce qu’on peut y tendre ? Et si on échoue, qu’est-ce que ça raconte du théâtre ? J’envoie un SMS à Youssouf, l’un de mes complices de création : J'AI LE TITRE DE NOTRE PROCHAIN SPECTACLE : I WISH I WAS FREDDIE + photo floue avec des taches de lumières et trois silhouettes très loin sur scène.

2017. Pendant un an, j’arpente la scène, les coulisses, les ateliers, les couloirs, les sous-sols de l’Opéra de Paris. Je passe beaucoup de temps à la cafétéria aussi, où les chanteurs et chanteuses, comme moi, en résidence à l’Académie, me racontent leurs vies. J’essaie de comprendre ce monde parallèle : avoir 20 ans, grandir dans un petit village au fond de la Russie et vouloir être baryton-basse. Quitter le Guatemala et venir à Paris pour chanter Bellini. À 9000 kilomètres de chez soi. Avant, l’opéra se résumait pour moi au Best of de Maria Callas couvert par le bruit de l’aspirateur que ma mère passait le samedi matin à la maison. À la fin de la saison, je mets en scène les chanteurs et chanteuses dans un collage intitulé Shakespeare/Fragments nocturnes. À un moment du spectacle, Farrah, une mezzo égyptienne, interrompt l’air de Desdemona pour s’adresser au public en arabe. Elle dit qu’elle veut mourir sur scène.

Février 2018, Londres. Garden Lodge, la dernière demeure de Freddie Mercury, est située dans le quartier huppé de Kensington. Je traverse Stafford Terrace, une rue dont les maisons de style victorien sont toutes identiques. Le luxe à l’époque de sa reproduction industrielle. Arrivée au 1 Logan Place Garden Lodge où a vécu Freddie. Rien à voir. Immense mur en briques surmonté de barbelés. La maison ne se visite pas. Devant la porte en fer aveugle, une blonde chapeau noir genre veuve éplorée, rose rouge à la main. Silence. On dirait qu’il est mort hier. On dirait que le temps s’est arrêté. C’est là que je comprends que le spectacle ne portera pas sur les idoles.

Mars 2018. Retour dans la Nièvre pour quelques semaines. Notre compagnie bénéficie d’une bourse du ministère de la Culture et des Ateliers Médicis pour monter un laboratoire d’écoute destiné à notre prochaine création. On trace le portrait sonore d’un village de six cent quarante-deux habitants. Où est la musique ? À la supérette Vival, au café de la mairie, au salon de coiffure, chez l’esthéticienne, au garage Eurorepar, dans la cuisine des Marsiglio qui nous hébergent au sous-sol de leur maison. À quoi rêvent les gens ici ? On enquête auprès des enfants, une classe unique de CM1 et CM2 dont l’école nous a prêté une salle pour établir notre QG. Il y en a un qui écoute ac/dc sur le tracteur de son père. Il y en a un — son oncle s’appelle Elvis — qui participe à des concours de sosies lors des fêtes de famille. Ils sont d’accord que les chanteurs, c’est plutôt la ville, que pour devenir MICHAEL JACKSON, il faut venir d’une grande ville, au moins Marseille. Il y en a une qui croit que DALIDA n’est pas morte, qu’elle a juste arrêté de chanter pour vivre à la campagne.

Février 2019. Premier laboratoire I Wish I Was. On discute à bâtons rompus de nos goûts musicaux, de comment la musique nous aide à vivre. Les après-midi sont consacrés à de longues improvisations qui durent plusieurs heures et font coexister NICK CAVE ETTA  JAMES BJORK QUEEN BEYONCE ARIANA GRANDE PINK FLOYD PJ HARVEY dans un no man’s land situé entre le fantasme et la réalité. En parallèle, les comédiens s’enferment une heure chaque matin pour préparer ensemble la reprise d’une chanson qu’ils nous présenteront à la fin de la semaine. BOHEMIAN RHAPSODY. Chanson interplanétaire, chanson impossible, chanson monstre qu’ils adaptent avec leurs propres moyens précaires, avec les mauvais instruments — une basse, une flûte traversière, un violoncelle — pour certains sans savoir lire la musique. Le compositeur Francisco Alvarado, avec qui nous travaillons pour écrire les arrangements musicaux, n’intervient pas. Moi-même, je n’assiste pas à ces répétitions : chaque matin, je pars en laissant tourner une caméra qui filme les discussions et les négociations de ce groupe de fortune. Le vendredi, je découvre le résultat. Je comprends que le spectacle est là, caché quelque part, dans la distance qui sépare l’original de la reprise. Je leur passe des commandes d’improvisations qui ont pour titres des expressions en rapport direct avec nos échanges : La mélodie des larmes, Attraper les couilles du mouton, I Just Have to Explode This Body, 6 408 personnes, Flawless, Krautrock, Revoir revoir revoir encore…

Novembre 2019. Notre compagnie est maintenant installée dans le Nord. On passe beaucoup de temps à sillonner les routes entre Lille, Valenciennes, Béthune, Maubeuge, Douchy-les-Mines, Denain… Je ne sais pas pourquoi, on s’arrête souvent sur la même aire d’autoroute. Ici, je rêve d’une symphonie qui pourrait contenir tout ça : le groupe, la musique, l’autoradio, le Renault Trafic, les routes du Nord, les gens qu’on croise, les gens qu’on ne croise pas, l’aire d’autoroute, les matins pas réveillés, la nuit, les lampadaires, les néons glauques, l’odeur de pisse, les sandwichs froids roulés dans du papier d’alu, les rocades, les échangeurs autoroutiers, les routes qu’on a manquées, les zones industrielles, les zones d’activité commerciale, les pylônes électriques, les lignes à haute tension…

Retrouvez l'intégralité de ce texte dans Théâtre/Public, n° 243, « Musique ! », avril 2022.