Catherine Lemblé : "Les femmes ont été jugées inaptes à relever les défis d'une vie rude dans l'Arctique"
Interview : Michel Reuss / Photographies : Catherine Lemblé
[FR]
Ce mois de février, le monde Arctique vient vivifier l'air des Halles de Schaerbeek grâce à Tomber du Monde, la nouvelle création de Camille Panza et de la Cie Ersatz. Voilà une occasion de rencontrer une autre artiste qui s'intéresse au Pôle Nord. Catherine Lemblé est une photographe belge qui mène un travail au long cours sur les paysages de l'archipel de Svalbard et sur la place des femmes dans le monde Arctique. Catherine Lemblé interviendra dans le cadre du workshop immersif Tomber du monde que nous vivrons avec les élèves du Collège Fra Angelico (Evere). Elle nous parle ici de sa rencontre avec l'univers Arctique et de son travail photographique.
Dans votre travail, les espaces naturels, ouverts, blancs et gelés sont des figures récurrentes. Comment avez-vous rencontré ces espaces et quelle est votre relation avec eux ?
Enfant, chaque année, ma mère m'emmenait à la montagne pendant les vacances. Aujourd'hui encore, ce sont mes meilleurs souvenirs. Pour mon projet de Master, j'ai décidé de revisiter les Alpes avec mon appareil photo. Dans cet environnement où les montagnes ont leur propre rythme, tout semblait juste, cela a ravivé mon amour pour elles et pour la photographie.
Un jour de 2017, ma sœur m'a parlé de sa belle-sœur, Sarah, qui vivait sur une île appelée Svalbard, où elle travaillait comme gardienne d'ours polaires. Je n'avais jamais entendu parler d'une telle chose et j'ai décidé d'y aller. Le paysage sans arbres ne ressemblait à rien de ce que j'avais vu auparavant. Lors d'une des randonnées, j'ai perdu mon cœur au milieu des cieux roses et violets. Je privilégie le silence et la solitude et les environnements arctiques riment bien avec cela. Ces paysages m'ont également rappelé les peintures sublimes et romantiques pour lesquelles j'ai un faible. Au fil des années, ma perception de ces paysages a cependant changé. J'ai commencé à réfléchir au langage que nous utilisons pour décrire ces paysages et la nature en général, ainsi qu'à leur représentation dans les médias grand public et la photographie.
Quand avez-vous voyagé pour la première fois dans l'Arctique ? Comment avez-vous décidé de travailler sur cette région du monde ?
Il y a six ans, j'ai réservé un billet d'avion pour Svalbard et j'y suis retournée presque chaque année. Au début, je faisais des photos de la ville moderne entourée d'une nature sauvage extrême et de ses habitants. Je photographiais sans idée précise en tête, cela faisait partie de la joie de voir et de découvrir un nouvel endroit.
Pendant le confinement en 2020, j'ai commencé à m'interroger sur le travail que je faisais et je me suis demandé ce que je pouvais bien ajouter à la myriade de photos existantes de cet endroit. C'est à cette époque que quelqu'un m'a recommandé Une femme dans la nuit polaire de Christiane Ritter, une autrichienne qui a vécu dans une cabane de trappeur sur l'archipel du Svalbard pendant un an, en 1934. Malgré les difficultés, elle s'y épanouissait. Cela m'a fait réfléchir aux livres que je dévorais quand j'avais vingt ans - des livres sur la nature et la montagne - où le protagoniste était par défaut un homme. J'ai pensé à la façon dont certaines histoires changeraient inévitablement si le personnage principal était une femme.
J'ai commencé à chercher des livres avec des personnages auxquels je pouvais m'identifier, et j'ai trouvé d'autres récits de femmes qui ont vécu dans une cabane de trappeur au Spitzberg. La façon dont elles regardaient et écrivaient sur leur environnement m'a frappée. Elles ne voulaient pas "conquérir" la terre, mais elles aimaient être dans la nature comme si elles étaient avec un.e ami.e.
Cependant, pendant longtemps, les femmes ont été jugées inaptes à relever les défis d'une vie rude dans l'Arctique par les non-autochtones, et leurs livres et histoires ont été ignorés dans la littérature. Si une femme apparaissait dans ces histoires, elle était soit une exception, soit une assistante, soit tout simplement folle. J'ai décidé de me concentrer sur les femmes vivant au Svalbard et de proposer un récit différent de l'Arctique et de son imaginaire collectif.
A quoi ressemble l'Arctique aujourd'hui ? Est-ce vraiment la terre vierge que nous imaginons ?
Je suis allergique aux métaphores comme la terre vierge et à ce qu'elles impliquent, à la façon dont nous parlons des femmes et de la nature - "contrôler, pénétrer, conquérir, sauver les terres vierges, la Terre Mère, etc." - et la comparaison entre les deux. Ces métaphores renforcent l'idée que les femmes et la nature doivent être soumises. C'est un aspect que je souhaite éclairer avec le projet qui se déroule au Svalbard.
Cela dit, je ne peux vraiment parler que d'une partie de l'Arctique dont j'ai été témoin : le Svalbard. C'est en partie blanc et vaste. Mais c'est aussi plein de couleurs, avec quatre saisons, beaucoup de nationalités différentes qui y vivent, une communauté riche, beaucoup d'enfants et de jeunes. La capitale est très moderne, avec un grand supermarché, des restaurants, des bars, des hôtels, une salle de sport et même sa propre université. Il y a aussi beaucoup d'industrie, beaucoup de déchets, des jeux géopolitiques et des événements effrayants dus à la crise climatique.
Votre série Only Barely Still questionne la place des femmes dans des environnements naturels difficiles comme l'Arctique. Comment y avez-vous été accueillie, en tant que femme, en tant qu'artiste, en tant que photographe ?
Les chiffres de Statistics Norway montrent qu'au cours de la dernière décennie, 75% des nouveaux arrivants à Longyearbyen sont des femmes.
Il y a tellement de femmes qui vivent au Svalbard, qui travaillent dans toutes sortes de domaines (science, tourisme, commerce de détail, nettoyage, transport...) que cela a été perçu comme une chose très normale pour moi d'être là.
Mais même si aujourd'hui il est courant que les femmes vivent là, il y a encore beaucoup de sexisme. Quelques guides féminines m'ont dit que les touristes masculins sont souvent assez sceptiques à leur égard, surtout quand cela implique des véhicules motorisés (lors des excursions en motoneige). Mais, lorsqu'ils vont faire du traîneau à chiens et qu'ils voient à quel point ces guides féminines sont proches de leurs chiens, ils considèrent cela comme quelque chose de plus naturel...
Quels sont les artistes qui vous inspirent et qui nourrissent vos recherches ?
Principalement des écrivaines. Par exemple l'écrivaine britannique Abi Andrews et les travaux plus académiques de l'écoféministe américaine Annette Kolodny et de l'autrice et enseignante américaine Lisa Bloom. Les récits de femmes qui ont vécu au Spitzberg. D'autres artistes dont j'aime beaucoup le travail sont Justine Kurland (et ses photos idylliques d'adolescentes dans l'Amérique rurale) et Sam Contis (photographies d'une école de garçons dans le désert du Nevada).
Et bien sûr, les femmes que je photographie, elles sont une véritable source d'inspiration pour moi.
Quels sont vos prochains projets ?
En mars, je retournerai au Svalbard pour recueillir les récits écrits de femmes qui y vivent. À un moment donné, j'aimerais présenter ces images et ces histoires sous la forme d'un livre. Intitulé Virgin Land. Parce que je déteste cette expression et ce qu'elle implique.
Pour élargir ma palette arctique, j'espère visiter d'autres endroits de la région polaire. Je m'intéresse à la vie de ses habitants et à notre relation toujours changeante avec la nature dans le contexte de la crise climatique.
[ENG]
This February the Arctic world is coming to life in Les Halles de Schaerbeek thanks to Tomber du Monde, the new creation by Camille Panza and the Ersatz Company. This is an opportunity to meet another artist who is interested in the North Pole. Catherine Lemblé is a belgian photographer who is working on the landscapes of the Svalbard archipelago and on the place of women in the Arctic. Catherine will be speaking during the immersive workshop Tomber du Monde we will be experiencing with the students of Fra Angelico College (Evere). Here she talks about her encounter with the Arctic world and her photographic work.
In your work, natural, open, white and frozen spaces are recurrent figures. How did you come across these spaces and what is your relationship with them?
As a kid, each year my mother would take me to the mountains during the holidays. To this day these are my favourite memories. For my master’s project I decided to revisit the Alps with my camera. In this other realm where mountains have their own rhythm, everything felt right, it rekindled my love for them and for photography.
One day in 2017, my sister told me about her sister in law, Sarah, who lived on an island called Svalbard, where she worked as a polar bear guard. I’d never heard such a thing and decided to go there. The treeless landscape was unlike anything I’d ever seen. On one of the hikes I lost my heart amidst the pink and purple skies. I favour silence and solitude and arctic surroundings rhyme well with this. These landscapes also reminded me of the sublime, romantic paintings I have a soft spot for. Throughout the years my perception of these landscapes changed however. I started to think about the language we use to describe these landscapes and nature in general and their depiction in mainstream media and photography.
When did you first travel to the Arctic? How did you decide to work on this region of the world?
Six years ago I booked a plane ticket to Svalbard and returned almost every year. At first I was making pictures of the modern city surrounded by the extreme wilderness and its inhabitants. I was photographing without a clear idea in mind, it was part of the joy of seeing and discovering a new place.
During the lockdown in 2020 I began to question the work I was making and wondered what I could possibly add to the myriad of pictures existing of this place. It was around this time that someone recommended me A Woman in the Polar Night by Christiane Ritter, an Austrian woman who lived in a trapper’s cabin on the Svalbard archipelago for a year in 1934. Despite the hardships she was thriving there. It caused me to reflect on the books I devoured as a young twenty something - nature and mountain books - where the protagonist was by default male. I though about how some stories would inevitably change if the main character were a woman.
I started looking for books with characters I could identify with, and found a few other memoirs of women who lived in a trapper’s cabin in Spitsbergen. The way they looked at and wrote about their surroundings struck me. They didn’t want to ‘conquer’ the land but they enjoyed being in nature like being with a friend.
However for a long time women have been deemed unfit for the challenges of a harsh life in the arctic by non-indigenous people and their books and stories ignored in literature. If a women appeared in these stories she was either an exception, a helpmate or just crazy. I decided to focus on women living in Svalbard and to propose a different narrative of the Arctic and its collective imaginary.
What does the Arctic look like today? Is it really the virgin land we imagine?
I’m allergic to metaphors like virgin land and what these imply, how we talk about women and nature - “controlling, penetrating, conquering, saving the virgin lands, Mother Earth etc.” - and the comparison between both. These metaphors reinforce the idea that both women and nature should be subjugated. This is one angle I want to shed light on with the project set in Svalbard.
That said, I can only really speak of a part of the Arctic I witnessed: Svalbard. It’s partly white and vast. But it’s also full of colours, with four seasons, a lot of different nationalities living there, a rich community, many children and young people. The capital city is very modern, with a big supermarket, restaurants, bars, hotels, a gym and even its own university. There’s also a lot of industry, a lot of waste, geopolitical games, and scary events due to the climate crisis.
Your series Only Barely Still questions the place of women in harsh natural environments such as the Arctic. How were you received there, as a woman, as an artist, as a photographer?
Figures of Statistics Norway show that, over the past decade, 75% of newcomers in Longyearbyen are women.
There are so many women living in Svalbard, working in all kinds of fields (science, tourism, retail, cleaning, transport…) so it was perceived a very normal thing for me to be there.
But even though nowadays it’s common for women to be there, there’s still a lot of sexism felt. A few female guides told me that male tourists are often quite sceptical of them, especially when it involves motorised vehicles (on snowmobile trips). But, when they go dogsledding and see how close these female guides are with their dogs, they consider it more as a natural thing…
Which artists inspire you and feed your research?
Mostly writers. For instance the British writer Abi Andrews and the more academic work of American ecofeminist Annette Kolodny and American author and teacher Lisa Bloom. The memoirs of women that lived in Spitsbergen. Other artists whose work I’m very fond of are Justine Kurland (idyllic pictures of teenage girls in rural America) and Sam Contis (photographs of an all boys school in the Nevada desert).
And of course, the women I photograph, they are a real inspiration to me.
What’s next for you, in terms of projects?
In March I will return to Svalbard to collect written stories of women living there. At one point I’d like to present these images and stories in the form of a book. Called Virgin Land. Because I hate that description and what it implies.
To broaden my arctic palette I hope to visit other places in the circumpolar region. I’m interested in the lives of its peoples and our ever-changing relation to nature amidst the climate crisis.