Catherine Diverrès : "Kazuo Ohno intègre l'humble lucidité du passeur"
Dans ce texte publié dans la revue Mouvement en janvier 2004, Catherine Diverrès (France, 1959) raconte sa rencontre avec Kazuo Ohno (Japon, 1906-2010), danseur et chorégraphe japonais, lié à la fondation de la danse Buto. En 1979, Catherine Diverrès fonde le Studio DM avec Bernardo Montet. En 1982, elle part avec Bernardo Montet pour Tokyo, où elle est accueillie par Kazuo Ohno. Un voyage singulier, bouleversant et décisif, à une époque où les jeunes chorégraphes s'intéressent plutôt à l'avant-garde new yorkaise incarnée par Merce Cunningham. Un texte à (re)lire avant de voir ECHO, de Catherine Diverrès, aux Halles de Schaerbeek le 6 octobre.
"Il y a vingt ans, à l’aéroport de Tokyo nous attendait Kazuo Ohno, âgé alors de 76 ans. Ses premières paroles ont été : « Are you Harald Kreutzberg ? », à Bernardo Montet, et à moi-même : « Are you La Argentina ? » D’entrée nous étions dans le monde de Ohno, perdus, décontenancés, loin. Le voyage ne faisait que commencer. Ohno venait de passer trois heures dans les transports en commun et nous amenait chez lui – encore trois heures. Il nous a offert un repas que sa femme avait préparé, puis tout de suite nous a parlé de Tadeusz Kantor, The dead class (qu’il venait comme nous de découvrir), répétant un doigt levé : Number one. Ensuite, il nous a parlé de la sole qui reste longtemps au fond de l’eau, supporte la pression et s’élève… Puis sur deux mètres carrés dans son salon il s’est mis à danser. Ainsi commençait notre première « classe ».
De nouveau une heure de transport. Il nous menait à Kamakura dans sa vieille maison de famille traditionnelle prêtée à l'un de ses étudiants. Puis Ohno est rentré à Kamihoshikawa. Nous avons dormi là, dans la famille en quelque sorte, et nous rêvions debout. (Ohno avait fait huit heures de voyage, à peu près le temps que nous avions passé en avion – compassion ?)
Ainsi le voyage avec les morts était donc le cœur du travail ? Les questions qu’il posait sans cesse comme des rébus indéchiffrables nous retournaient, nous renversaient les pieds en l’air. Plus nous cherchions de sens et plus nous nous heurtions à des obstacles, lorsque enfin nous lâchions prise quelque chose de profond s’est mis à bouger.
Danser en étant immobile. Ce renversement absolu, pour un danseur occidental, d’une conception de la danse qui, pour nous est associée aux mouvements se déployant dans l’espace d’une manière organique, d’une idée de la dépense physique, énergique, etc. (vanité.)
La liberté, oui, celle de l’enfance, de la transformation. Le « il » qui dépasse le « je », et que nous trouverons d’une certaine façon dans le neutre de Maurice Blanchot. J’oserais dire que le corps dansant de Ohno rejoint ce qu’est l’écriture pour Blanchot. De l’enfance dans l’homme Ohno, sa lucidité, son être joyeux, mais aussi la gravité de ses interrogations, de sa foi, de sa compassion, de son amour : gravité et légèreté. Ohno, je crois bien, franchit cet espace physique pour converser avec les morts, garder le lien et transmettre cette filiation. Je me souviens de Betty Jones disant en 1977 : « Nous avons de nombreux oncles et tantes, la danse est une grande famille. » (Famille entendue non dans le sens affectif mais en tant qu’affinité et communauté intellectuelle.) Ne voulait-elle pas dire : ce que je vous enseigne vient de quelqu’un, de quelques-uns, je ne suis que passeur, demain peut-être vous passerez, n’oubliez pas… Déjà les vivants et les morts. Avec Ohno, l’anecdote de Kreutzberg et La Argentina est le reflet de cette idée de passation. Mais parce qu’il était habité véritablement par eux, il est reconnaissant. A travers eux, c'est l’Europe qui l’a bouleversé qu’il nous renvoyait. C'est également au-delà de la communauté de la danse faite de rupture et de continuité que se tient Ohno dans son rapport aux morts. À travers la question posée, il intègre malgré lui cette humble lucidité du passeur dont parle Betty Jones. Rencontrant Ohno en 1982, je rencontre Kreutzberg et La Argentina. C’était apprendre à voyager en arrière. Un chaman à sa façon, dans une grande poétisation du monde, un monde infini invisible. Il serait plus proche de la réalité des physiciens (l’invisible comme réel) que nos regards attachés à la concrétude des formes visibles.
Les mots peuvent sembler emphatiques lorsque Yoshito (Ohno) dit que son père dépassait librement l’abîme du temps et de l’espace, et pourtant je crois qu’il a raison. Ou peut-être plus justement, il se tiendrait toujours sur l’arête, le fil ténu entre vie et mort. C’est de cette conscience aiguë que naît la fragilité extrême où se tient Ohno dans ses gestes, fragilité qui peut être le sens, le cœur et l’origine ou le foyer de toute danse, de tout acte de danse. La spiritualité d’Ohno n’est pas un appareillage de pacotille, moralisant, naïf, soporifique. C’est un travail, un combat de tous les jours, de tout son être : la foi est inexplicable et non communicable. Chez Ohno il n’y a pas d’emphase ni de pathos. Pas de méthode, pas de technique, pas de recette, pas de dogme.
Il y a dans l’art d’Ohno, comme dans tout grand art, quelque chose d’innommable et d’inconnaissable mélangé à l’amour du jeu, du dépassement des limites. Dans l’homme Kazuo Ohno la compassion, le respect de l’autre au-delà du vivant et dans le vivant nous appellent à le suivre, à nous interroger sans cesse à cet endroit, dans nos pratiques artistiques, dans nos vies tous les jours. La merveilleuse étrangeté de Kazuo Ohno est non pas rare mais unique."
Ce texte a également été publié dans le livre "Catherine Diverrès, Mémoires passantes" d'Irène Filiberti (CND).