Et le sel laissé par les larmes
Par Bénédicte Lotoko
Ils m’aiment, je suis accueillante et bleue.
Ils m’adorent, je suis superbe, bordée de criques.
Ils me vénèrent, je suis mythique et Odyssée.
Je ne les aime pas, ils m’exploitent, m’abîment, me détruisent.
Il fait nuit. Des villes m’encerclent. Autour de moi des lumières.
Je suis au milieu des terres. Au centre de plages où certains jouent, où d’autres attendent.
Combien sont-ils ? Le bateau est trop petit. Au moins cent. Il y a des femmes, des hommes, des enfants. Ils embarquent. Les adultes se taisent. Les enfants pleurent en silence. Ils démarrent, m’affrontent.
Je suis calme et malade, transparente et polluée.
J’ai la nausée.
Le temps passe. Pas de vent, pas de pluie. Ils me traversent. Je suis passage, je suis une route salée du sud au nord.
Le premier jour, le moteur s’est cassé. Le deuxième jour, l’eau a manqué. Le troisième jour, le bateau dérive encore. Personne à l’horizon à part moi. Ils ont peur. Le soleil brûle les peaux.
Le temps est long. Racontez-moi. Où allez-vous ? Loin. Que fuyiez-vous ? Nous sommes des exilés. Pourquoi moi, il y a des routes, des camions ? C’est long et cher. Moi aussi je suis chère ? Oui mais moins, tu es moins chère et plus dangereuse. Je suis malade, il faut que vous arrêtiez.
Ils m’envahissent. J’ai la nausée.
Trois hommes sont morts. Les autres jettent les corps. Ils descendent les cinq mille mètres de ma profondeur, se déposent comme une plume un soir d’été, se décomposent comme du pain mouillé. Je suis sépulture.
Je suis fatiguée. De leurs cris, de leurs pleurs, de leurs espoirs, de leurs fils sacrifiés.
Quatrième jour. Une latte du plancher se brise. Je m’engouffre. Le bateau coule. Ils hurlent et prient, livrés à eux-mêmes, condamnés d’avance. Personne ne viendra.
J’ai la nausée. Je ne peux plus en avaler. Je ne peux pas je ne peux pas je ne peux pas dans mon ventre ça grouille dans mon ventre ça se bouscule dans mon ventre des hommes jeunes des femmes enceintes des enfants effrayés. Je suis cauchemar. Je ne veux pas je ne veux pas je ne veux pas je ne suis pas accueillante je ne suis pas superbe je ne suis pas mythique je ne suis pas ce dont me qualifient les hommes du Nord qui décident qui a le droit de fouler leur sol sali de honte je ne vous appartiens pas je ne suis pas des vôtres je suis libre partez ailleurs allez en vacances ailleurs allez danser boire baiser ailleurs je vous ai assez vus vous ne m’intéressez pas vos plages bétonnées ne me plaisent pas vos loisirs ne m’amusent pas vos croisières ne m’émerveillent pas vos parasols vos glaces vos stations vos yachts vos villas ne m’attirent pas votre plastique votre argent vos boites de nuit me dégoûtent. Je veux retrouver mes montagnes mes baies mes cités d’avant votre folie rendez-moi ma dignité je ne suis pas un assassin je serai maison abri refuge pour ceux que vous laissez mourir sous vos yeux sous les vitrines de Monaco sous les canaux de Venise sous les bikinis de Saint-Tropez je m’occuperai d’eux, je prendrai soin d’eux je serai poète je les chanterai, ce ne sont pas eux qui me donnent la nausée c’est vous.
*Le titre est repris du poème Murale de Mahmoud Darwich.