Point de rupture / Breaking point
par/by Martin Zicari
[FR]
Dans Points de rupture, Françoise Bloch et ses comédiens explorent ces moments où un individu s'affranchit du système, du groupe dont il fait partie et qui apparaît d'une certaine manière comme oppressant. Burn-out, révolte, crise, désaccord, jusqu'où peut-on supporter quelque chose ? Dans le texte qui suit, quelque chose mijote, et c'est bien plus qu'un mauvais café.
J'essaie sans succès d'écrire une fiction sur les nuits blanches de ces derniers jours. Je n'arrive pas à écrire plus de trois lignes. La partie viscérale de l'expérience ne me laisse pas aller à des échappées fictionnelles, ce qui est en jeu c'est le corps, les hommes que je suis en train de devenir. L'imagination qui me définissait moi et mon écriture montre ses limites. Ça me fait peur. La fatigue de plusieurs nuits sans sommeil me harcèle.
Je suis seul dans mon lit, le décalage horaire du dernier voyage me tient en haleine. Nous revenons d'un concert où je me suis endormi dès le premier morceau. Maintenant, dans mon lit, passé minuit, je n'arrive pas à dormir. J'ai déjà pris deux pilules de mélatonine et un milligramme d'huile de cannabis, et je ne suis pas allé au-delà d'une faible rêverie. S. est resté dans la cuisine, ruminant lui aussi des pensées sur son travail ou d'autres choses dont je n'ai aucune idée. À trois heures du matin je vais le chercher, il a déjà fini une bouteille de vin à lui seul et est sur le point d’entamer le whisky Canadian Club acheté dans la boutique Duty Free de l'aéroport de Québec.
Je vis dans l'incertitude de savoir quand sera le moment de la crise, de la rupture. Je le fantasme, je l'imagine, je cherche des indices. Je me jette sans réfléchir dans des activités et des obligations, enchaîné par le besoin de combler le vide d'une vie qui me semble étrangère, insaisissable. Un voyage professionnel, une semaine de repos, une traversée de l'Atlantique, la préparation d'un cours et à un nouveau un voyage, cette fois pour des vacances. Ici et là, des promenades dans des villes étrangères ou des forêts. Je deviens obsédé par la dégustation de variétés de café. Café de qualité, torréfié à la main et fraîchement moulu. Ou mauvais café Starbucks : Decaf Vegan Pumpkin Spiced Latte - Iced Matcha Coco Latte - Venti Soy Flat Withe - et toutes ces combinaisons absurdes qui ont pour finir la même saveur.
Et puis, coincé entre l'anticipation et l'insomnie, le meilleur du sexe que j'aie connu jusqu'à présent. Étonnamment avec une seule personne, S, et presque toujours dans la même position, la plus confortable, un oreiller sous la hanche et du lubrifiant appliqué de façon méthodique sur mon cul, interrompant par là les préliminaires.
La ville devient plus froide et plus sombre. Elle se prépare pour l'hiver.
Nous nous disputons, je lui dis des choses horribles, je ne peux pas me résoudre à lui dire que j'ai peur, que je n'arrive pas à dormir, que j'ai besoin d'un câlin.
On pleure et on prévoit tout.
En fait, on ne prévoit rien de plus que le premier pas.
J'ai toujours rêvé de disparaître, lui dis-je, juste pour voir l'effet que ça produirait sur mon entourage.
[EN]
In Points de rupture, Françoise Bloch and her actors explore those moments when an individual breaks free from the system and/or group of which they are part which appear somehow as oppressive. Burn-out, revolt, crisis, disagreement, how far do you go to put up with something? In this following text, something is brewing up, and it’s much more than bad coffee.
I'm trying unsuccessfully to write some fiction about the sleepless nights I'm having these last few days. I can't write more than 3 lines. The visceral part of the experience doesn't let me go with fictional escapes, what is at stake is the body, the men which I am becoming. Imagination, which once once defined me and my writing is showing its limits, it scares me. The tiredness of several nights of not sleeping stalks me.
I'm alone in bed, the jet lag from the last trip keeps me on edge. We come from a concert in which I fell asleep on the first song. Now, in bed, past midnight, I can't. I already took two melatonin pills and 1 milligram of cannabis oil and did not go beyond a weak daydream. S. stayed in the kitchen, also ruminating thoughts of his work, or other things I have no idea about. At three in the morning I go to look for him, he had already finished a bottle of wine by himself and was about to start with the Canadian Club whiskey that we bought in the free shop at the airport in Quebec.
I live with the uncertainty of when the moment of the crisis will be, of the cut. I'm fantasizing, imagining the crisis, looking for indicators. I throw myself without thinking into endless activities and commitments, chained by the sole need to fill the void of a life that appears alien and faceted. From a work trip to a week of rest, to crossing the Atlantic, again, to preparing a class, to another trip, this time on vacation. In the middle, shared walks through foreign cities, forests. I get obsessed with tasting varieties of coffee: quality coffee, roasted by hand and ground in the moment, bad coffee from Starbucks "decaf vegan pumpking spice latte" "iced matcha coco latte" "venti soya flat withe" and all the absurd combination of names and preferences which finally have the same flavor. Squeezed in the middle of the anticipation and insomnia, the best sex I've had so far. Surprisingly with only one person, S., almost always in the same position, the most comfortable, with a pillow under the hip, with purchased lubricant which I apply to my ass in a methodic way, pausing the foreplay. The city becoming colder and darker, preparing for winter.
We fight, I say horrible things to him because I can't bring myself to tell him that I'm scared, that I can't sleep, that I need a hug.
We cry and plan everything.
Actually, we don't plan anything more than the first step.
- I always fantasized about disappearing – I say to him – just to see the effect it generates on the people around me.